Fendre l'hiver avec un oiseau ou Avec pas d'casque est mon asile
Brutales mélodies a parfois besoin d'une pause
Faut accepter le mystère, répète Avec pas d’casque sur Cardinal.
La phrase tourne en boucle dans ma tête dans une spirographie déchaînée. Mystère d’un après-midi lavallois où j’ai été ému du sourire d’un étudiant africain à qui j’avais fait lire William S. Messier, mystère de mes articulations qui sentent venir la pluie, mystère des amours félins au nom desquels je rampe au plancher de la cuisine, mystère d’un diplôme alors que je dois apprendre à mes groupes ce qu’est le baloney, mystère du bonheur qui me fait pédaler.
Le mystère est un silence qui troue le bruit ambiant.
J’y pense alors que beugle de toute part la langue du pouvoir et son gros bon sens brutalement beige. L’automne électoral s’annonce tout aussi bruyant que platement prévisible. On y entendra des décideurs décidés à contourner les questions, des visionnaires aveugles aux tentes des champs vagues, des planteurs d’arbres en voiture, des personnalités LinkedIn, des dents blanches promettant tout sauf de la surprise.
La civilisation déteste les lunatiques
Notre monde accepte très mal les choses qui lui échappent.
Les lunatiques l’apprennent très jeune.
Rappelons-nous nos jours d’école, le redoutable devoir de rester assis, fixer les lèvres de l’enseignante sans se laisser distraire par le mauve de son rouge à lèvre, entendre se défaire des phrases à mesure qu’elles s’accrochent dans les cheveux de la fille assise devant, voir des images apparaître au tableau, des chiffres et des formules, sentir l’haleine d’arachide de son voisin, des graines de toast picotent ses gencives, perdre son souffle en captant la dernière syllabe de son propre nom, relever les yeux, constater que tout pointe sur soi, les élèves, la prof, les murs, ouvrir la bouche sans qu’une réponse s’y trouve, goûter l’impatience, la déception, l’incompétence, se retrousser les manches pareil, dire : quoi, subir une montée de fièvre aussitôt, t’écoutes-tu, t’es où, la cloche a sonné, tsé, savoir tout ça mais ne jamais savoir rien, pleurer en silence jusqu’à la récré.
J’ai fait ça des milliers de fois.
Sauf qu’à vrai dire je ne souffrais pas beaucoup.
Au lieu de m’encrasser dans la honte, je me réfugiais dans les séquences infinies de mes tounes préférées. Si l’école était impitoyable avec mon attention déficitaire, la musique, elle, m’ouvrait grand les bras. Le nombre d’heures, le cul sur du plastique, à baver sur un couplet ou à m’improviser des solos. Même si mon niveau d’anglais demeurait limité au secondaire, j’étais confortably numb dans les classes de Thérèse Tétreault et d’Annette Gemme, les semelles sur le linoléum mais la tête en mode autoreverse tant des riffs pouvaient me hanter des semaines entières.
La musique est un asile
Si le rock et la pop sont devenus des phénomènes sociaux importants dans les sociétés postindustrielles, ce n’est pas uniquement dû aux technologies de l’information, mais peut-être aussi parce que, alors que la formation scolaire se moulait aux impératifs du travail, plein de gens comme moi ont senti le besoin d’y échapper.
Je ne dis pas que j’haïssais l’école; je suis quand même devenu prof. Mais alors que nos esprits et nos corps étaient habitués au dressage performatif de l’appareil biopolitique, une part sauvage de nous-mêmes développait des stratégies de survie. Je n’ai pas eu de Concerta ou de Ritalin pour m’acclimater aux calendriers et aux horaires rigides, mais j’ai eu un walkman et un lot de cassettes vierges pour me pirater des trésors.
Nos déficits d’attention sont précieux. Ils protègent des écosystèmes intimes et anarchiques essentiels, des paysages poétiques où on se fiche des règles d’accord, des espaces où rêve et pensée tourbillonnent sans raison, où voix et images modulent par simple amour du mouvement.
Je retourne souvent dans ces zones nébuleuses quand j’écoute Avec pas d’casque. Même si la poésie de Stéphane Lafleur est puissante, que suivre ses mots à mesure que se décline un folk simple mais aux ambiances riches est un plaisir en soi, je me surprends incessamment à dériver loin d’où je suis.
Il faut accepter le mystère quand il passe.
J’aurais envie d’ajouter qu’on gagnerait aussi à le répandre.
L’astronomie du printemps érable
Je me souviens avec un pincement comment la poésie d’Avec pas d’casque a pu, sans que personne ne l’ait prémédité, entrer en symbiose avec le moment le plus magique qu’ait récemment connu notre coin de pays, le printemps érable. C’était malade, les carrés rouges! Les casseroles intergénérationnelles, Charest wouhou, la joie effrontée d’on s’en câlisse, ces manifs monstres où mars se catapultait en été, la sangria de tous les scandales de Martineau; la grève ne perturbait pas que le ronron politico-social, elle noyait nos calendriers en effaçant ses cases, redonnant au temps sa pleine valeur, son tempo, une richesse qui ne s’accumule pas mais donne de l’air.
Tu diras que tous tes sens piochaient
Du même bord
D’un même élan
Poussés par une force étrange
« Intuition #1 » est ce qui se rapproche le plus pour moi de ce que le surréaliste André Breton appelait un « hasard objectif ». Il y avait une énième grève étudiante. Une patente aussi anodine qu’un hoquet. La faculté de sciences humaine de l’UQÀM allait saborder quelques semaines de sa session, personne ne s’émouvait de ça. Mais le hoquet est a eu de drôles d’effets. Les soubresauts de nos diaphragmes ont fait capoter les lieux communs et les scénarios connus ont fait place à une aventure poétique. La musique d’Avec pas d’casque, qui n’a jamais rien eu de militante, est entrée en symbiose avec l’envie de journées flambant neuves. Elle est devenue un camp de base, un espace où on se découvrait toutes sortes de talents, comme « voir des formes dans le bois de mer ». Le temps d’une saison, ce qui aurait pu juste être drôle a pris de l’importance. La fantasmagorie de Stéphane Lafleur était accueillie à bras ouverts parce que collectivement, on ressentait un grand besoin : « l’imprudence comme elle se doit de temps en temps ».
Cardinal donne-moi ta couleur
Je n’écris pas par nostalgie. La musique d’Avec pas d’casque est toujours aussi importante et vivante sur Cardinal. De par sa tranquillité, elle parvient à apaiser nos plaques tectoniques en dérive. Elle s’adresse en douceur à nos angoisses, les tutoie pour mieux les amadouer.
Prends le chemin qui te ressemble
Va où il veut
Tu trouveras l’élégance dans les détails
« D’autres messages suivront » est une chanson merveilleuse où la parole formatée des communiqués officiels est détournée au profit d’images comiques qui désamorcent nos complexes. Non, « la danse n’est pas simple pour tout le monde », ce qui ne nous empêchera de nous balancer les hanches parce qu’au final, « le fond de l’air est favorable pour nous ». Écouter Avec pas d’casque, c’est comme se surprendre à rire tout seul au milieu de la journée. Des fois être bizarre, c’est vraiment juste bien.
Les encouragements à décrocher des impératifs du quotidien pour reprendre contact avec nos voix intérieures pullulent ici. Stéphane Lafleur appelle ça « Sortir de la fête ». Quand la musique est trop forte, qu’on s’égosille pour des banalités, s’embrasse pour mieux se poignarder dans le dos ensuite, le chanteur répète calmement son « besoin d’une pause ».
Je n’irai donc pas jogger avec Cardinal dans les oreilles, je me laisserai plutôt bercer étendu au salon dans des après-midis qui s’éteignent lentement. Je ne vois pas de meilleure manière d’apprécier les souhaits de ralentissement qui s’expriment autant par « le soleil [qui] se cherche du stationnement à l’horizon » que dans la reconnaissance plus amère de l’illusion « de croire que tout ça durera toujours ».
En tout cas, j’ai confiance qu’avec un tel album sur la table tournante, mes journées trouveront leur couleur.