Faire le minimum ou Nous on aime Bon enfant
Brutales mélodies fait de son mieux mais reste infantile
Qui, sérieusement, veut être un bon enfant?
Le latin « infans » renvoie à « qui ne parle pas ». L’enfant n’a que pleurs, cris et déjections pour se manifester. Aussi volubile ou odorant soit-il, ce sont les adultes qui décident du sens de ses manifestations. Peines, colères ou joies, ils tranchent la morale du conte familial. L’enfant est cet être duquel les parents discutent sans qu’il n’ait son mot à dire. C’est une fable, une créature sous tutelle.
En acquérant le verbe, l’enfant chemine vers l’appropriation de sa propre histoire. N’empêche qu’il doit encore se soumettre au jugement de maîtres qui lui enseignent le bon usage. Reste bonne enfant la fillette qui respecte son tour de parole, garde un ton poli, accepte sans répliquer. Est bon enfant celui qui récite les comptines, mange ses légumes, va réfléchir dans sa chambre. Elle réussit en classe, gagne une médaille; il se comporte à l’épicerie, remercie le père Noël.
Bien des gens se targuent d’aimer les enfants mais ne pensent en fait qu’à des versions améliorées de soi. Pour eux et elles, les enfants sont de nouveaux départs, des maquettes où s’architecturent des espérances égotistes; tu ne succomberas pas aux vices qui m’ont fait si mal; profite de la chance qu’on n’a pas su me donner; va, crois en toi plus qu’on a refusé de le faire pour moi; va, choisis ce qui te sied; ce qui est plus grand que toi; ne sombre pas dans la facilité; sois toi-même; sois meilleure; sois fonceur, intelligente, rapide, coriace, honnête, rusée, audacieux, satisfaite, présentable, mais, plus que tout : sois aimable.
Il est si simple d’être bon enfant.
Ça consiste tout juste à ne rien vouloir d’autre que ce qu’on nous souhaite déjà.
Au fond, ne rien vouloir.
Au fond, juste fondre.
Le rock des enfants sages
Le rock n’est pas une musique pour enfants.
C’est une matière adolescente.
Le rock crache sur les traditions, l’ennui cloisonné de corridors menant à des locaux nommés travail, hygiène, grammaire, filiation. Sa révolte est parfois douteuse, stérile, voire débile (she was a fast machine she kept her motor clean – vous trouvez ça érotique des machines, vous?). Elle peut au contraire créer des brèches dans l’empire, tempêter comme une foule dans des rues.
Que son énergie soit authentiquement dérangeante ou qu’il n’en véhicule que l’image, le rock connote la rébellion. Se désigner « Bon enfant » quand on souhaite faire une musique qui brasse, c’est pour le moins surprenant.
Bon enfant désire-t-il disparaître?
Ce serait dommage, je ne les ai encore jamais vus en concert.
Chaque fois que je l’entends ça me prend pas les sentiments
Demande spéciale tourne pas mal dans mes écouteurs et à la maison. C’est un disque dont la production, à la manière du bambin qui a adopté le pot, est plutôt propre. Bien qu’on ne se prive pas d’effets vaporeux comme dans la superbe « Minimum », il n’y a pas de surenchère technique, pas de débordements qui beurrent les cuisses ou remontent dans le dos. Bon enfant fait confiance à ses lignes mélodiques. Cette sobriété nous épargne des parfums cheaps de lingettes humides et autres cochonneries de l’industrie.
Trêve de jokes de couches.
Bon enfant est mature, au fond. C’est un groupe qui puise dans un riche bassin d’influences. On peut entendre des chœurs du désert africain, des guitares à la Tom Verlaine, des synthétiseurs plus fluo que la décennie 80, du spoken word de motocycliste à la Lulu Francoeur. Le chant pointu de Daphné Brissette, sa manière fougueuse d’embrasser ses mots, me fait un peu penser à une jeune Marjo. Autant l’époque Corbeau a-t-elle donné lieu à un rock cru, connectant le Québec à une énergie punk que les hippies du coin, encore accrochés aux tidididom d’Harmonium, avaient manquée; autant Bon enfant parvient-il à marier l’agressivité rock avec l’esprit des jams trempés dans le buvard, sans pour autant sombrer dans le pastiche nostalgique.
C’est une des forces de la musique d’aujourd’hui : ses inspirations hétéroclites sont célébrées plutôt qu’être source de complexes.
Mozusse que j’aurais bénéficié de cette fluidité des genres, plus jeune.
Un examen de mes agendas ou coffres à crayons du secondaire montrerait comment mon identité culturelle a été ponctuée par une série de ruptures : prisme Dark side of the moon et symbole Zoso de Jimmy Page en secondaires 1 et 2 puis barrage de liquid paper en secondaire 3 pour engloutir le psychédélisme et faire place au punk à roulette de Fat Records, Epitaph et cie. J’ai eu mon moment métal, des prétentions jazz, etc., la clé étant que chaque période tournait le dos à la précédente.
J’étais incapable de concevoir mon identité autrement qu’en bloc. En répétant That’s me inside your head, Fat Mike chassait de mon espace mental les solos de David Gilmour pour la simple raison que l’intégrité était pour moi un visage sans nuance. Je ne pouvais être double ou triple ou trouble. Je n’avais qu’une parole. Ce n’était pas celle du compromis.
On avance, on recule pas
Dans son roman Le compte est bon, Louis-Daniel Godin propose un récit autobiographique où ses souvenirs épisodiques sont revisités au « on ». Le narrateur, afin de mieux saisir la complexité de sa personne, profite de l’ambiguïté du pronom. La ritournelle voudrait qu’on exclut la personne qui parle; la langue populaire rapproche plutôt le « on » du « nous »; quant à lui, le Grevisse recense une multitude d’usages qui font toute la versatilité de « on ». Il démontre entre autres que les récriminations contre l’usage populaire d’expressions telles que « nous, on pense » ou « nous, on aime » ont émergé aux XIXe siècle alors que les péteux bourgeois trouvaient que le petit peuple reprenait trop souvent des syntagmes qui étaient pourtant sortis de la gueule de Voltaire et autres poudrés de la noblesse. Bref, on est une complexe affaire, ce qui en fait peut-être le moyen idéal pour aborder cette étrange chose nommée identité.
Un des souvenirs marquants du narrateur du Compte est bon survient lorsqu’il réalise que ses goûts musicaux ne sont pas ceux de sa mère. « T’aimes ça, ça? » l’interroge-t-elle, moins par curiosité que pour signifier son dégoût. Dans l’histoire de Godin, ce moment sert de point de bascule permettant à l’enfant de prendre conscience de l’écart le séparant de sa mère. En d’autres mots, l’enfant devient ado.
Je trouve la scène précieuse en ce qu’elle illustre comment la musique est à la jonction du fait social et du privé. Si le lieu commun de la musique comme force rassembleuse n’est pas tout à fait faux, reste qu’elle aussi sert souvent à exclure.
Quiconque est déjà entré chez un disquaire indépendant a pu faire l’expérience d’une scène de rejet :
— Avez-vous le dernier Coldplay?
— C’est pas une pharmacie, icitte.
Le goût musical est matière délicate. Il fait le pont entre ce qu’on a de plus intime et le monde auquel on appartient. Il est facile d’être emporté par l’émotion quand vient le temps de partager ses coups de cœur et, donc, de ressentir comme un coup de poignard la grimace de désintérêt de gens qu’on considérait comme proches.
Partager un écouteur, c’est faire entendre son pouls. Personne ne veut apprendre qu’il est malade.
On fait notre minimum
Le moment qui m’emporte le plus de Demande spéciale est la chanson « Minimum ». C’est une soucoupe volante flottant au-dessus du temps à la manière de ces instants d’amour qui sont la saveur de nos vies. Pensez à ces jours volés à faire l’amour dans un chalet, jaser dans les odeurs de résine et dormir en plein soleil. Comment est-ce que ça se chante, sinon avec ce refrain?
On fait le minimum On le fait comme personne
La ballade, avec ses enrobages de delay et de phaser, donne le mieux l’effet d’un décalage salvateur. Je n’ai plus besoin de répondre à rien quand on est ensemble, quand on c’est nous.
En fait, y a-t-il une meilleure définition de l’amour que celle qui dit que ne rien faire ensemble vaut mieux que tout?
« Minimum » raconte l’écart nécessaire pour exister, être « comme personne », tout en appartenant au « on » qui est à la fois nous, moi, une étrangeté qui fait peur aux élites.
Puis on fait des enfants
La beauté de l’amour, c’est aussi qu’il remplit tellement d’espoir que ça finit par déborder autour. L’amour réjouit. L’amour féconde. On met quelqu’un au monde, on l’écoute avec les oreilles qu’on a, tidididom, on se dit qu’on sera de super parents, que ça donnera de super enfants, puis on se met de la musique, « Passion rock », tiens, et on y croit, et on y danse :
J’allume des feux de joie Partout où il se doit
La musique nous réchauffe.
Nous aide à croire en nous.
À nous.
Un nous devenu famille.
Avec des bons enfants.
Qui apprennent à parler.
À dire moi je.
Plutôt que nous on.
Et la bobine se dénoue.
Sur le ruban de la cassette, Bon enfant chante.
La la la la.