Coupable d’être punk ou un quarantenaire sans chalet ni moto
Brutales Mélodies préfère Lester Bangs à Marie Kondo
Il y en a qui s’achètent une Harley. D’autres tentent de se refaire une virginité en s’amourachant de beautés de l’âge de leur progéniture. J’en connais qui hésitent entre l’exil en forêt ou sur un bout de roche à l’odeur de varech. Moi, au mitan de ma vie, j’ai réapprivoisé l’art de pleurer.
Dans la culture populaire, la quarantaine est considérée comme un âge de révélation. Après avoir mené diverses aventures socioaffectives hasardeuses (un après-bal de neckage et de vomi, des années steadées à s’interroger sur la vie sentimentale de camarades célibataires, des souvenirs épars sur des matelas avec ou sans base, des sofas de location, cette fois dans la mousse d’une forêt, un essai raté sous l’eau, que sais-je?), après avoir trimé dur sur les bancs d’école, bu une partie des bourses pour oublier la part de prêts, trempé blouses ou chemises pour des patrons pourris, mal dormi la veille d’une entrevue, mal dormi la nuit d’après le rappel des Ressources humaines, mal dormi au temps de renouveler le bail, mal dormi en spéculant sur les intérêts à taux variables, mal dormi parce que c’est juste mal vu de bien dormir, après s’être épuisé dans la recherche d’un CPE, d’une école avec des murs qui tiennent, d’une école avec des profs qui tiennent, après avoir acheté des tablettes numériques aux morveux à qui on n’enseigne plus qu’en séquences de powerpoints, après avoir suivi un tutoriel pour limiter l’accès au Wifi des enfants sans pour autant se bloquer l’accès à Netflix ou Crave ou Prime ou RDS ou toute la gang parce que non on a plus le câble nusôtres, après avoir subi de l’intimidation en ligne parce que vous êtes une madame, parce que vous faites des fôtes, parce que vous avez posé une question, exprimé une sympathie, partagé une image, après avoir intimidé des innocents en retour, insulté l’employé dans la cabine du métro, la préposée à la clinique familiale, garroché votre nouveau téléphone, crashé votre Camry dans une Tesla le lendemain du renouvellement négligé de votre permis; bref, après quatre décennies de joies et de déceptions, d’amours et de refus, de réussites frelatées et d’angoisses certaines, l’individu moyen sentirait, on se demande bien pourquoi, le besoin d’effectuer des changements dans sa vie.
Des psychanalystes affirment que ce moment pivot serait dû à une prise de conscience de notre mortalité. Les dates de péremption sur les étiquettes de viandes froides nous feraient signe : vois-tu toujours la vie en rose, mon gros jambon?
Plus largement, on pourrait dire que la quarantaine met l’individu face à lui-même. Devant leurs parents en perte d’autonomie, les quarantenaires sentiraient l’urgence de saisir les rênes de leur vie. Dans cet élan vital, les contraintes sociales absurdes passeraient au batte. À quoi bon obéir aux exigences des autres si c’est pour s’écraser? On ferait alors le ménage. Au débarras les sources de stress inutiles, aux poubelles les anciennes versions de soi-même, va chier mange de la marde le compromis; la quarantaine serait un temps pour renaître en se mettant enfin à l’écoute de soi.
Tu n’es pas maître dans ta maison quand nous y sommes
Le printemps, le renouveau… La vision occidentale du temps est peut-être linéaire, une flèche pointant vers l’avenir et délaissant le passé dans un nuage de poussière, n’empêche que nos pratiques ont aussi des trajectoires cycliques. Avec les bourgeons et la lumière revient l’instinct du grand ménage : on veut des fenêtres ouvertes à la clarté, une connexion avec l’énergie du dehors. On s’émeut des nouvelles pousses des platebandes comme on ressent un appétit pour se reverdir de l’intérieur. Mais pour que tout pousse, que nos désirs d’expansion se réalisent, on doit trouver de la place.
Et c’est alors qu’arrive Marie Kondo.
La connaissez-vous? Wikipédia la présente comme une « consultante, personnalité médiatique, essayiste japonaise, spécialisée dans le rangement (home organizing) et le développement personnel ». Marie Kondo nous invite à faire preuve de sobriété (ce qu’elle ne fait pas avec ses titres). Sa pensée se résume ainsi : faire le tri dans nos affaires permet de mieux nous concentrer sur ce qui compte vraiment. Ce n’est pas bête, même si faire du home organizing est outrancièrement péteux quand on passe juste le balai. Je vis dans des espaces encombrés. J’ai des placards épeurants, des lieux où je dois multiplier les contorsions pour éviter que tout tombe. C’est de même chez nous, de même en moi. Quand j’ai des temps libres, je préfère les consacrer à écrire des textes touffus plutôt qu’à ranger les décorations de Noël en boîte et sans coup de pied.
Faire du ménage, pas juste nettoyer les surfaces avec un coup de torchon, demande une énergie importante. C’est bien beau accepter de se départir de sa friteuse à huile ou de la trottinette de l’ado qui n’aime plus le sport, mais je doute que Marie Kondo connaisse le calvaire qu’est l’expérience de vente sur marketplace.
Hi, is this available?
Moi, de moins en moins.
En fait, je me demande jusqu’à quel point nous sommes outillés pour nous mettre à l’écoute de soi. Si une Kondo devient saisonnièrement à la mode avec ses recettes pour vivre mieux, c’est que le besoin est là. Mais l’énergie, le temps et la disponibilité nécessaires à l’accomplissement de nos grands ménages intérieurs sont en quantité limitée, si bien que ce n’est pas long que les beaux livres de la consultante et personnalité médiatique se trouvent dans la pile ramasse-poussière.
On vit dans un tel état d’activité et de distraction que rares sont les moments où on peut s’entendre. Pas étonnant, en ce sens, qu’autant de scénarios de vie aboutissent à des fins semblables. À court de temps pour prendre du recul, on cède aux histoires faciles. On se laisse convaincre qu’au fond, ce qu’il nous faut c’est une bonne vie dans un char à essence, comme le dit le philosophe premier ministrable du gros bon sens; on s’imagine que nos pensées harcelantes disparaîtront dans la magie de la campagne; il ne nous faut qu’un coup de pouce. Une marge de crédit. Une rénoviction. De quoi. Et c’est ainsi que la roue tourne : le marché qui nous impose un rythme inhumain colonise ainsi nos imaginaires en se présentant comme seule avenue de soulagement.
Faut-il le rappeler?
S’écouter soi n’est pas la même chose qu’écouter le concessionnaire d’Albi le Géant. Pas plus qu’écouter Marie Kondo, d’ailleurs.
S’écouter soi signifie s’écouter soi.
Qui suis-je? Que veux-je? Que peux-je? Keveun!
Je suis aussi maladapté que tout le monde
Pour m’écouter, c’est paradoxal, j’ai besoin des autres. L’aliénation, personne n’y échappe. Seulement, au lieu de s’enfermer dans des solutions qui nous isolent, je pense qu’on peut arriver à mieux se comprendre en s’ouvrant et en échangeant avec des personnes de confiance. Des ami.es. Des amours. De la famille, peut-être.
Dans la dernière année, j’ai commencé une thérapie pour apprendre à écouter mes radotages. Les décortiquer un peu. Faire du ménage dedans. Je savais que ce ne serait pas facile. Qu’en entrant dans certaines pièces de ma maison intérieure, je risquais de faire tomber des souvenirs empilés en catastrophe. Je devais aussi pressentir qu’à l’extérieur des murs de ma petite personne, des tempêtes se préparaient. Nos instincts sont puissants, faut croire. Il se passe ces jours-ci suffisamment de bouleversements dans mon monde pour que les séances à 150$ l’heure me semblent presque une aubaine.
L’argent que j’aurais pu consacrer à des vacances me sert à réapprendre à pleurer. Capri c’est fini en osti!
Je n’écris pas ça pour faire pitié. Je suis content, en fait, de renouer avec la tristesse. Satisfait, surtout, de mieux embrasser l’embarras. Accueillir la douleur. Lui laisser son temps. Ce n’est pas facile, mais c’est probablement mieux ainsi. Ma vulnérabilité, j’ai trop longtemps pris l’habitude de l’enterrer sous un mélange de silence et de colère paniquée. Je suis un homme tout ce qu’il y a de plus banal. Un produit dérivé du patriarcat. Quelqu’un qui n’a pas appris à reconnaître sa précarité, à s’avouer par moment impuissant. Sans être douchebag ou alpha ou macho, je reste héritier d’une culture de la peur. Le réflexe de japper ou de se cacher quand survient le malaise fait partie de mon bagage. Je ne sais pas si la thérapie me permettra de me réinventer suffisamment, mais j’ai confiance qu’elle m’aide à diminuer les dommages.
En tout cas, ma blonde me trouve plus ouvert.
Ça compte beaucoup.
Le punk rock guilt
Au-delà de ce que mes parents ont pu me transmettre et de la culture générale dans laquelle j’ai pu évoluer, une culture, faut-il le rappeler, où se creusent les inégalités, où les rapports entre sexes sont encore teintés d’abus et de violences, au-delà de tout cela, donc, la musique a contribué à définir mes valeurs. Le punk, surtout, m’a ouvert les portes à des idées dont je n’entendais parler ni autour de la table à manger, ni à la télé, ni à l’école. Des idées comme l’anarchisme, le féminisme, l’écologie radicale, les luttes antiracistes, etc. Mes fins de semaine à me défoncer les tympans en répétant « Don’t call me white » dans le sous-sol ou à dépenser 5$ plus une canne de bines pour un show à l’X ou au Underworld ont très certainement eu un effet positif sur moi. Seulement, si l’esprit critique punk m’a permis de nommer des travers du monde, je suis aussi entré dans cet univers avec beaucoup de naïveté.
En 1996, Propagandhi, un band de Winnipeg, a écrit « Refusing to be a man », un hymne dont la dénonciation du machisme a eu un grand effet sur moi. À 17 ans, puceau et suintant, j’étais très impressionné par des phrases telles que : « I’m a hetero-sexist tragedy/ And potential rapist all are we ». Mes désirs, déjà passablement nébuleux et difficiles à exprimer, sont devenus suspects à l’écoute des mots de Chris Hannah. Quelque chose comme une peur de faire peur, une peur d’abuser de ma position de gars, m’a paralysé pendant des années. Il allait de soi, pour moi, de refuser l’étiquette mâle, que j’associais à une posture autoritaire, bornée et violente. Mais l’ado moral que j’étais a poussé son zèle jusqu’à refuser d’admettre ses désirs. J’avais peur de dire ce que je ressentais. Peur des émotions amoureuses. J’avais peur du rejet aussi. Peur de me faire dire non. Et par une logique perverse, j’autojustifiais ces silences en me convainquant que si les rapports de sexe étaient des rapports de pouvoir, alors parler de mes désirs à une fille pourrait être perçu comme une façon de lui mettre de la pression. Ainsi, rien ne me garantirait que son consentement, si consentement il y avait, serait libre et éclairé (dans tout ça, je négligeais le fait que les filles qui m’intéressaient avaient une tête et les moyens de répondre ce qu’elles voulaient). Au final, je me maintenais dans la position du gars gêné qui rit fort mais qui ne dit pas grand-chose.
Je raconte ça parce que l’autre jour, j’écoutais une discussion entre Tom Morello, guitariste de Rage Against the Machine, et Billy Corgan des Smashing Pumpkins, discussion un peu ronflante mais qui s’est animée quand Morello a évoqué le concept de « punk rock guilt ». Il répondait alors à Corgan qui demandait pourquoi les bands de leur génération avaient eu tant de difficulté à embrasser le succès. Pensons à la popularité soudaine de Nirvana et au suicide de son chanteur; au temps long qu’il a fallu à RATM pour accoucher d’un maigre quatre albums, dont trois seulement sont composés de chansons originales. Plus personnellement m’est revenu le sentiment étrange quand Mike Gauthier, le gars qui considérait « Hotel California » comme le nec plus ultra de l’émotion rock, présentait avec satisfaction un clip de Soundgarden : un sentiment de trahison.
Comme pour plusieurs ados, la musique a longtemps eu un caractère sacré pour moi. Écouter un album avait une dimension rituelle : j’installais le cd ou la cassette dans le ghettoblaster, je pesais play et m’installais sur mon lit en silence pendant toute la durée de l’œuvre. Je ne bougeais pas, ne faisais rien sinon feuilleter la pochette, lire les paroles, absorbant des airs à répétition, sentant les mélodies descendre chacune de mes vertèbres, anticipant un roulement de batterie, une explosion de pédales à effet, un mot aussi simple que « yeah ». J’entrais dans une forme de transe. Un espace tout à moi. Un espace nommé moi.
Le malheur dans mon histoire, c’est que le caractère spirituel de la musique s’est confondu avec une sorte d’endoctrinement moral. En écoutant du punk rock des prairies, je me suis édifié une forteresse qui visait à me rendre meilleur mais qui s’est aussi avéré une sorte de piège vertueux. J’écoutais des bands qui se voulaient hautement inclusifs, bienveillants, aux valeurs généreuses mais surtout pleines de rectitude. Même l’esthétique agressive, celle-là même qui m’avait attiré en me permettant de disjoncter complètement, de propulser mon corps dans des directions impossibles, le frapper contre les autres, contre le sol, contre mes blocages, même ce son du déchaînement devenait suspect. Dans les concerts de Propagandhi, on ne pouvait pas jouer du coude, sans quoi le band arrêtait. Le punk rock était une force morale. Il culpabilisait les débordements, les excès, les irruptions incontrôlées.
Faire le piquet tout en encaissant un blastbeat, c’est what the fuck en osti!
Pour une bonne dose de chaos et de Lester Bangs
La politisation de l’art est une entreprise à risque. Quelque chose comme un excès de rationalisation, un souci de contrôler le message, finit par enlever aux œuvres leur élan primitif. On connaît le caractère plaqué du réalisme socialiste, le pitoyable des chansons de campagnes électorales. J’aurais envie de mettre dans le paquet certains prêches des univers undergrounds parmi lesquels j’ai grandi : « Meat is murder », « Fuck autority », « Fuck sexism », fuck ton imagination. Comprenons-nous bien : je ne condamne pas les appels au combat, je relève simplement les limites de la pédagogie par le slogan.
Le journaliste musical Lester Bangs, figure forte de la contreculture étatsunienne des années 1970, se désolait déjà à son époque du caractère de plus en plus formaté du rock. Dans un texte magnifique, « Of Pop and Pies and Fun : A Program for Mass Liberation in the Form of a Stogges Review or, Who’s the Fool? », Bangs mène un plaidoyer emballant pour un retour de la bêtise. Oui, la musique des Stooges est simple et répétitive, le chant d’Iggy limité, sa poésie puérile, mais pour Bangs, c’est la plus grande bouffée d’air frais :
“What we need are more rock “stars” willing to make fools of themselves, absolutely jump off the deep end and make the audience embarrassed for them if necessary, so long as they have not one shred of dignity or mythic corona left. Because then the whole damn pompous edifice of this supremely ridiculous rock ‘n’ roll industry, set up to grab bucks by conning youth and encouraging fantasies of puissant “youth culture”, would collapse, and with it would collapse the careers of the hyped talentless nonentities who breed of it. Can you imagine Led Zeppelin without Robert Plant conning the audience: “I’m gonna give you every inch of my love” – he really gives them nothing, not even a good-natured grinful “Howdy-do” – or Jimmy Page’s arch scowl of supermusician ennui?”
J’aurais envie de citer tout plein d’autres extraits de ce texte où Bangs passe au tordeur le vedettariat qui est tout le contraire du rock : une musique accessible, populaire, pour et par le peuple. Pour revenir plus précisément à mon propre exercice de pensée, je trouve ici un reflet de ce que j’ai parfois perdu dans ma quête d’une musique édifiante : la possibilité de juste jouir d’un son rentre-dedans. Le punk, comme le rock avant lui, a été une expression dérangeante. Son caractère libérateur a moins à voir avec son propos qu’avec une forme enivrante. La puissance des phénomènes culturels que ces esthétiques ont entraînée vient certainement du fait que des voix marginalisées trouvaient enfin une possibilité d’expression. Face à l’élitisme du virtuose, la maladresse de l’artisan soulage.
C’est correct d’être croche.
Tout le monde l’est plus qu’ils disent.
À quarante-six ans, sans chalet ni rêve motorisé, je renoue avec une musique intérieure qui prend parfois l’expression brutale des larmes. C’est une libération bien modeste. Trois petits Oï Oï Oï avec le cœur qui desserre.